Dans les grands thèmes de la vie chrétienne, il y a la question du pardon. La première chose c’est de comprendre ce qu’on veut dire par là. Notre mot français vient d’un mot latin qui n’appartient pas d’abord au monde des relations, de la famille ou des valeurs, mais à celui de l’économie.
Perdonare en latin, c’est un terme juridique, économique qui qualifie le renoncement d’un propriétaire à sa part de la récolte. Exemple : début du printemps, les abricotiers valaisans ont leurs bourgeons, mais une vague de gel arrive et détruit en quelques heures toute la récolte future. L’exploitant du verger, qui n’en est pas le propriétaire à tout perdu. Perdonare, ça veut dire que le propriétaire renonce à l’argent qui lui-revient ce qui permet de libérer l’exploitant de son obligation de payer au propriétaire ce qui lui revient pourtant de droit. L’exploitant est libéré de son obligation, libérer de sa dette. Ce terme de libérer, est particulièrement important pour comprendre l’enjeu du pardon.
En grec, la langue du nouveau testament, on est sur un sens qui est très proche. Dans les Evangiles, le verbe afiémi veut dire littéralement, « laisser aller ».
Dans le récit de Jacob et Esaü qu’on a entendu on a ce moment émouvant des retrouvailles où on comprend qu’Esaü a renoncé (et sans doute depuis longtemps) à tuer son frère. Mais on verra que ça ne veut pas dire pour autant qu’ils vont se revoir chaque week-end pour faire des grillades en famille.
Pardon et réconciliation sont deux événements distincts. Et il n’y a pas de réconciliation sans pardon, il n’y a pas non plus de pardon sans repentance. La réconciliation est une étape seconde.
Laisser aller, c’est plutôt un mouvement d’éloignement que de rapprochement. On prend parfois cette image que c’est lâcher la corde du conflit qui me retient à l’autre. Ainsi je le libère, je le laisse aller. Je le laisse d’en aller en paix. Pardonner parfois ce n’est pas faire quelque chose, ce n’est pas forcément entreprendre une grande démarche de médiation : ça cela vise la réconciliation. Pardonner c’est continuer de vivre avec Dieu, et avec l’autre en paix.
Jacob a arnaqué son frère Esaü. Esaü a voulu tuer Jacob. Jacob s’est enfuit à l’étranger. Des dizaines d’années se sont écoulées depuis leur dernière rencontre, et Esaü a continué de vivre. Simplement. Et comme il a continué de vivre, il a pu passer à autre chose. Il a pu renoncer à tuer Jacob. A prendre sa vie en compensation de ce qui lui a été enlevé. Ils se rencontrent et vivent un pardon dans la mesure où ils ne veulent plus se tuer, et il se laissent aller pour continuer à vivre. Tu as voulu me tuer, je renonce à te tuer, et la vie continue ! Mais Jacob et Esaü vont ensuite chacun poursuivre leur chemin de leur côté, chacun va continuer sa vie de son coté, sur son chemin, en paix mais sans que cela signifie forcément de se fréquenter. Pardonner c’est d’abord laisser aller l’autre.
Dans l’Evangile de Luc que nous avons entendu, Jésus donne ce commandement :
« Prenez garde à vous-mêmes ! Si ton frère a commis un péché, fais-lui de vifs reproches, et, s’il se repent, pardonne-lui. Même si sept fois par jour il commet un péché contre toi, et que sept fois de suite il revienne à toi en disant : “Je me repens”, tu lui pardonneras. »Sept fois par jour !
7x par jour tu le laisseras aller, 7x par jour tu le libéreras. Tu le libéreras de quoi ? De ce qu’il te doit, mais tu le libéreras aussi de la malédiction que tu as peut-être prononcée à son encontre, tu le libéreras des mauvaises pensées qui ont germé dans ton cœur à son sujet, tu le libéreras même de votre relation qui visiblement le pousser à pécher contre toi ! Il y a des relations qui poussent l’autre à pécher. Et il faut mieux rompre la relation : parfois pardonner c’est aussi ça.
Pardonner c’est parfois simplement témoigner que ce que tu m’as fait ne m’a pas tué et ne va pas me tuer, et que j’ai continué à vivre. C’est la manifestation qu’on a pu vivre avec Dieu, et que la vie venait de Dieu et pas de nos bricolages relationnels boiteux.
Pardonner c’est enlever les barrages qui bloquent le flux de la vie, le flux de Dieu dans ma vie et dans la vie de celui qui m’a offensé. C’est renoncer à ce qu’il me doit, et le laisser aller.
C’est affirmer que ce qui aurait pu nous tuer l’un et l’autre, ne nous a pas tué. Tu es vivant, je suis vivant, c’est par la grâce de Dieu. Refuser le pardon, c’est retenir l’autre dans la mort, mais y être retenu aussi avec lui.
Nous demandons dans le Notre Père : pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Littéralement : laisse aller nos dettes, comme nous laissons aller nos débiteurs.
C’est cela le cœur de la mission de Jésus : laisser aller ceux qui sont liés. C’est une des premières paroles de Jésus au tout début de sa vie publique lorsque citant le prophète Esaïe il dit : L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année de grâce accordée par le Seigneur.
En résumé : Le Seigneur m’a oint pour annoncer un « laisser aller ». Délivrer, laisser aller les captifs, laisser aller les opprimer. C’est ce que fait le pardon qu’on accorde à quelqu’un qui est coupable envers nous. D’ailleurs ici en grec c’est le même mot pour pardonner, délivrer et libérer. On délie, on le laisse aller : c’est une résurrection, et la vie peut à nouveau circuler.
Cette parole qui est là tout au début du ministère terrestre de Jésus on la retrouve encore tout à la fin, sur la croix dans ce même évangile de Luc : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Là où l’offense atteint le sommet ultime : Jésus prie encore : Père, laisse-les aller, ne leur retient pas cette faute. Si tu retiens cette faute ils doivent tous être mis à mort, mais pardonne, laisse-les aller. Je donne ma vie pour sauver la leur.
Textes du jour : Genèse 32-32 / Matthieu 18, 15-35
Ben Sira le Sage écrit :
Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur ; celui-ci tiendra un compte rigoureux de ses péchés.
Pardonne à ton prochain le tort qu’il t’a fait ; alors, à ta prière, tes péchés seront remis.
Si un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander à Dieu la guérison ?
S’il n’a pas de pitié pour un homme, son semblable, comment peut-il supplier pour ses péchés à lui ?
Lui qui est un pauvre mortel, il garde rancune ; qui donc lui pardonnera ses péchés ?
Pense à ton sort final et renonce à toute haine, pense à ton déclin et à ta mort, et demeure fidèle aux commandements.
Pense aux commandements et ne garde pas de rancune envers le prochain, pense à l’Alliance du Très-Haut et sois indulgent pour qui ne sait pas.
(Sir 28, 1-7)